LEVIATHAN
Des rives grecques à Troie, siège la mer Égée, demeure de l’ombrageux Poséidon, et dans ses abysses, un monstre où féconde le Chaos : le Léviathan. Sa parure d’écailles scintille comme celles des sirènes qui peuplent les Cyclades, couchées dans l’herbe au bord des rivages, sur les rochers secs et hostiles des mers ataraxiques, entourées des amas d’ossements et des chairs desséchées des hommes qu’elles ont fait périr.
Leur chant annonce le soulèvement des entrailles de la terre, de sa peau sinueuse devenue tombeau de la Grèce, de ses mythes et de ses trésors, où demeurent depuis des siècles, entre ces sinuosités, ces étreintes, ces étranglements, les Discophores et les Achille d'Alcamène. Nombreuses sont les épaves de navires et leurs trésors qui dorment ensevelis dans ces profonds arsenaux, qu’Orphée, par son chant, invoque sur la table.
Léviathan, c’est la résurrection d’un chant, des empires pélagiques et des Atlantides disparues. C’est la Grèce et ses siècles, c’est la menace du naufrage et de la chute, sous le regard serein des vieux sages et des soleils d’été qui brillent, transforment la boue en or, tuent.
Léviathan, c’est le chant des Argonautes, c’est le chant de la mer Égée : les Égéenéides.
URBI & URBINO
Marchant dans les décombres de Rome déchue, je vois le Discophore caresser l’Esclave mourant, et le regard d’Antinoüs, des villas d’Hadrien aux rives d’Égypte, rappelle au cœur des hommes la Rome éternelle — et sa disparition. Alors, enfouie dans les décombres de la mémoire, le printemps toscan et les Vénus de Botticelli réveillent d’un baiser l’Italie perdue.
Là-haut, sur cette colline, capitale perchée des Montefeltro et des princes Della Rovere, Urbino s’affaire aux révolutions géométriques et aux métamorphoses de majolique. Son allée de cyprès, hiératique et démultipliée comme un mirage, retrace dans son ombre les scènes d’un monde mythologique, surnaturel, entre architecture idéale, épurée, et l’opulence dramatique des passions humaines.
Urbi et Urbino, c’est la bénédiction que l’art donne à la vie, le divin à l’humain, l’épure à l’opulence, la géométrie au foisonnement, le don de la Grâce à la table.
NEVERLAND
Dans les folles herbes d’un jardin d’enfance, séparé du monde, insulaire, par des grilles rouillées que le lierre inonde, se dressent les souvenirs des déjeuners d’été dans l’ombre des tilleuls, les assoupissements dans l’herbe, les palais de rêves et de nuages survolant les crêtes, les bateaux ivres et les diabolos menthe.
L’esprit s’échappe, dans cet à-côté qui lui apparaît avec évidence : celui des lapins bondissants et des rosiers parleurs, des papillons posés sur un doigt, des doigts qui disent chut, des coups de pinceau de fourmis éclaboussant les briques.
Alors, derrière les bosquets, se dessinent des sentes mystérieuses, bordées de fraisiers sauvages et de groseilles à maquereau. Le muguet tinte comme des verres en cristal et l’eau, comme un diamant, en perles, s’écoule des tulipes perroquets et des larges pétales déployées des lys, ibis, royaux, prêts à s’envoler.
Dans cette alchimie du rêve que nos esprits grandissants oublient, hélas, les vilaines herbes se récoltent en foin d’or, et les insectes misérables se sertissent en bagues d’opales, de malachite et de jaspe héliotrope.
Cet empire miroitant carillonne alors de toute part, et parade en grand faste d’imagination dans ces jardins secrets de l’enfance, que certains passent leur vie à transformer en galaxie de cosmos et de roses Windsor, par les inclinaisons d’un cœur cherchant toute sa vie son pays et sa maison.
FLAUBERTINAGES
Lorsqu’à chaque fois, devant l’assiette boudeuse, l’ennui du repas tord l’esprit et sectionne les papilles, c’est Emma Bovary qui grimace sur son sort, rêvant de ce qui n’est pas et pourrait être, insatisfaite, tourterelle captive et poule sans tête. Assiettes aux bordures de beurre, normande, comme les clochers proustiens de Coutances et les collines du Calvados, mottes grasses et généreuses, encadrant les scènes pastorales, pittoresques, les épopées grotesques de ce bocage normand, les assiettes Flaubertinages nous invitent à une rêverie bourgeoise et burlesque, une poésie d’été enivrée, aux badineries bucoliques de noces paysannes.
Flaubertinages, c’est l’inconséquence d’un flirt, d’une amourette, les buissons amusés, les feux de la Saint-Jean, foin des bocks et de la limonade, les cafés tapageurs aux lustres éclatants. Les yeux se promènent sur la table, corne d’abondance de tressage d’argent déversant les fleurs et les fruits, récoltes généreuses des fins juin et des mois de septembre ; dans les paniers et les timbales lustrés, des pavots à croquer et dragées de tournesols ; le raisin roule jusqu’au pied des personnages de cette scène, de ce théâtre, biscuits blancs et bucoliques aux orteils effleurés, aux jupons redressés, chèvres fantasques et chérubins chantant.
En cette table, c’est tout un paysage qui se dresse, un climat, un horizon, c’est le souvenir généreux et drôle d’un pays, d’un soir de juin, d’un panier posé sur l’herbe, du bocage normand aux promenades rêveuses d’une reine dans sa campagne idéalisée.